Sujet et objet

Kusens de Maître Kosen
Kusens de Maître Kosen
Sujet et objet
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Published: 20/10/2013 | Updated: 17/11/2024

Dans le Shin Jin Mei, je suis arrivé à un passage particulièrement captivant. Celui-ci aborde le cœur même du zen en évoquant la relation entre le sujet et l’objet. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’il existe certaines pratiques de concentration réalisables hors du zazen, mais impossibles à accomplir pendant.

Par exemple, en dehors du zazen, j’arrive parfois à pratiquer une sorte d’auto-ostéopathie. Si j’éprouve une douleur à l’épaule ou une tension au niveau du foie, je peux me concentrer sur cette partie du corps, la relâcher et y faire circuler l’énergie par la seule force de ma concentration. Or, pendant le zazen, cela m’est impossible.

Pourquoi cette impossibilité ? La réponse réside dans le fait que, durant le zazen, le sujet et l’objet deviennent indifférenciables. Ce phénomène s’opère non seulement au niveau mental, mais aussi au niveau physique. La posture même du zazen crée cette indifférenciation du sujet et de l’objet. Ainsi, le corps, d’une certaine manière, pense aussi de façon indifférenciée. Ce n’est pas simplement une attitude mentale : la posture corporelle y joue un rôle primordial. Maître Deshimaru insistait toujours sur ce point en affirmant que

la posture, c’est le plus important

Certains prétendent que la posture n’a que peu d’importance, qu’il suffit de s’asseoir confortablement, même si le dos est voûté. On observe ainsi des moines Shaolin accomplir des prouesses physiques — grands écarts, équilibres sur des lances — mais, lorsqu’ils s’asseyent en zazen, leur posture est relâchée et avachie, trahissant leur méconnaissance du véritable zazen. Il s’agit de comprendre avec le corps lui-même pourquoi cette posture, cette colonne droite, cette tête alignée, cette position en lotus bouleversent notre appréhension de la réalité. C’est à la fois incroyable et pourtant vrai.

Dans le Shin Jin Mei, il est dit que le sujet et l’objet sont tous deux “ku”. Le terme “ku” désigne ici une sorte de substance divine. Employer le mot “Dieu” peut susciter des images, des émotions et des interprétations. Mais en parlant de “ku”, on évoque simplement l’essence dont Dieu serait constitué. Ainsi, Dieu est “ku”.

Maître Deshimaru répétait souvent que “l’ego est sans noumène”. Il avait choisi cette formule car le concept de “noumène” fait écho à la philosophie gréco-romaine, où les disciples abordaient le zen en souhaitant “se libérer de leur ego”. Mais l’“ego est sans noumène” : le “noumène”, c’est ce qui existe sous une apparence reconnaissable, ce qui fait dire, par exemple, “c’est une pomme” lorsqu’on en voit une. Le “noumène” de la pomme est d’être une pomme. Or, l’ego n’a pas de “noumène”.

Dans une célèbre anecdote, le disciple Eka vint voir son maître Bodhidharma et se plaignit : “J’ai un ego pourri, un sale karma ; j’ai commis de mauvaises actions.” Bodhidharma lui répondit :

Apporte-moi ton ego, montre-le-moi.

Déconcerté, Eka réalisa qu’il ne pouvait saisir cet ego et dit : “Je ne peux pas le saisir.” Bodhidharma conclut alors :

Si tu ne peux pas le saisir, c’est que tu t’en es déjà libéré.

Une fois qu’on comprend que l’ego est sans “noumène”, on réalise que ce qu’on pense être notre personnalité n’est en réalité que l’expression d’une essence universelle.

Cette prise de conscience soulève une question profonde : “Quand je mourrai, qu’est-ce qui subsistera de moi, si mon ego est sans noumène ?” Pour répondre à cette interrogation, j’ai formulé un écho à la phrase de mon maître :

Ce que nous appelons notre véritable “moi” éternel, c’est notre existence pure, dépourvue de tout ego. Ce sentiment d’exister, de pouvoir dire “je suis”, sans nécessairement savoir “qui je suis”, c’est cela le “noumène”.

Ainsi, la relation entre le sujet et l’objet, qui sont tous deux “ku”, devient à la fin indifférenciable.

“Il ne s’agit pas de croire en Bouddha comme un dieu qui existerait quelque part dans le ciel, mais de découvrir le Bouddha en soi-même.” Cette découverte passe par l’immobilité, en arrêtant toute action volontaire. Cela nous confronte à nous-mêmes.

Dans la vie quotidienne, notre attention est dispersée. Si une mouche vole dans une pièce où nous sommes occupés, nous n’y prêtons guère attention. En zazen, chaque chose devient importante, et la perception se clarifie.

  • Le corps : on ressent intensément sa propre corporalité. Par exemple, la respiration, à laquelle on ne prête pas attention dans la vie de tous les jours, devient évidente.
  • La posture : il est essentiel de veiller à certains détails :
    • les mains correctement positionnées, avec des pouces horizontaux ;
    • les épaules détendues ;
    • la tête droite et la nuque allongée.
  • Les sens : les cinq sens ne sont pas censurés, mais ils ne sont pas en action :
    • les yeux sont ouverts mais ne regardent pas ;
    • les oreilles entendent mais n’écoutent pas ;
    • la bouche peut percevoir des goûts, mais on ne goûte pas ;
    • le nez peut capter des odeurs, mais on ne les identifie pas ;
    • le toucher ressent le contact des pouces, mais on n’y prête pas attention.

Le sixième sens, la pensée, agit différemment. Les pensées jaillissent du subconscient, mais il ne s’agit pas de penser activement. Cette attitude rééquilibre notre rapport à la réalité. Dans la vie, nous sommes constamment en activité, même pendant le sommeil. En zazen, l’inconscient se manifeste librement, révélant nos préoccupations quotidiennes.

“Laissez passer, laissez s’exprimer, mais ne suivez pas.” Cette attitude est essentielle : ne pas bloquer, ne pas retenir, mais ne pas s’identifier. Cela s’applique également à la relation avec la société : ne pas la suivre, mais ne pas la fuir non plus.

Toute la sagesse bouddhiste, qu’on trouve dans des livres, des sūtra, des traités ou des conférences, est issue de l’expérience du zazen. Ce n’est pas une compréhension intellectuelle, mais une expérience vécue avec la totalité du corps et de l’esprit. Seule la pratique permet de véritablement comprendre. En ce sens, le zazen ramène toujours à l’équilibre.