Deshimaru et sa mission

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Kusens de Maître Kosen
Deshimaru et sa mission
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Donc ça fait 40 ans que Maître Deshimaru est décédé. 40 ans, ça fait beaucoup… Pour nous, c’était court. Nous ne nous attendions pas à ce que Maître Deshimaru disparaisse si vite.

Il n’est resté que quinze ans en Europe, et on avait juste eu le temps de commencer à approfondir les choses. On avait un nouveau temple, on commençait à y faire samu. Maître Deshimaru n’a dirigé que deux ou trois camps d’été à la Gendronnière. On vivait tous autour de lui au dojo de Paris. Moi, je vivais dans le dojo, je dormais dans le dojo.

On avait loué un loft juste en face du dojo, on l’appelait « le deuxième dojo », où il y avait toujours de l’animation. On cousait les kesas, on cousait les zafus, on préparait la gen-maï le matin. On faisait zazen rue Pernety, ensuite on prenait la gen-maï tous ensemble au deuxième dojo. On était une soixantaine de personnes.

Le père d’une disciple était chirurgien et avait ausculté Maître Deshimaru. Il lui avait dit qu’il avait un cancer. Sensei s’était mis en colère : « Je ne veux pas de cancer moi ! C’est le médecin qui a un cancer, c’est pas moi ! »

sensei
Maître Deshimaru

Effectivement, quand on regarde le système médical mondial, la santé, la maladie, c’est un thème très profond. Malheureusement, actuellement, les bons médicaments sont interdits et les mauvais médicaments sont obligatoires.

Finalement, en quelques semaines, Maître Deshimaru est décédé au Japon. Je suis allé au Japon pour son incinération deux jours après sa mort. On s’est retrouvés au temple de Sôjiji, un des deux grands temples japonais. Même mort, il continuait à enseigner.

Quand je l’ai vu dans son cercueil ouvert, il avait plein de fleurs tout autour de lui. Il paraissait presque comique. Comme il avait un visage très spécifique, une personnalité énorme, la tête d’un Bouddha (on le compare à Bodhidharma), avec toutes les fleurs autour de la tête, c’était comique cette force. En même temps, avec cette dérision des fleurs, il avait l’air bien.

Il y a eu une immense cérémonie à Sôjiji, il y avait au moins 300 moines et tous les Européens qui avaient été invités. C’est très beau les cérémonies au Japon, c’est totalement une chorégraphie avec de belles robes, de beaux kesas dorés, des sutras chantés parfaitement, à l’unisson, pas une voix qui dépasse, un truc très fort, très esthétique.

Quand la cérémonie a été terminée, on a confié le cercueil aux disciples proches de Sensei. Il fallait aller à la crémation. On était quatre disciples de Sensei, on a dû porter le cercueil jusqu’à la voiture. Il y avait un tapis roulant derrière le corbillard. On devait poser le cercueil sur le tapis roulant et ensuite on le rentrait dans la voiture. J’étais à l’arrière gauche du cercueil, à côté de Fausto, un disciple italien champion d’arts martiaux. Au moment où on a fait rouler le cercueil sur le tapis roulant, au moment où j’allais le lâcher, mon doigt s’est pincé entre le tapis roulant et le cercueil. Ça m’a fait une espèce de décharge électrique qui m’a fait lâcher toute tension émotionnelle. Tout d’un coup, je me suis mis à pleurer, je ne pouvais plus m’arrêter.

On est montés dans le car pour aller à la crémation. Au Japon, ça ne se passe pas tout à fait comme en France. D’abord, on récite des sutras. Il y avait quelques moines sympathisants de Sensei, des amis à lui, qui s’étaient joints à nous. On était une quinzaine autour du cercueil ouvert, où on voyait Maître Deshimaru toujours avec sa tête presque un peu comique avec les fleurs, un léger sourire. Moi, je pleurais toujours. Puis le four a chauffé, les sutras ont été entonnés, etc.

À un moment donné, le cercueil allait rentrer dans la fournaise. Les filles de Deshimaru pleuraient aussi très fortement. Avant que le cercueil ne rentre dans le feu, j’ai voulu voir une dernière fois la tête de Sensei. Et là, il était précisément mort. Ce n’était plus Maître Deshimaru dans un cercueil, c’était un cadavre. Là, j’ai arrêté de pleurer.

Puis on s’est retrouvés sans maître, on s’est débrouillés. Il a fallu assurer, faire des kusens, des enseignements, continuer le samu, à construire le temple, continuer sans le maître qui avait une telle puissance et une telle présence. En réalité, aucun de nous ne se prend pour un maître. On ne peut que rester des disciples par rapport à Maître Deshimaru. On a essayé de continuer sa mission, à répandre le zen.

Maintenant, le zen, zazen, sont inscrits dans l’inconscient collectif de l’humanité, ils sont intégrés. Donc, Maître Deshimaru a réussi sa mission. Comme j’ai lu sur Internet, le temps va de plus en plus vite et les événements sont de plus en plus médiatisés, digérés, intégrés. Plus tard, on pourra appeler la guerre de l’Ukraine, « la guerre Tiktok ». Il y a vingt ou dix ans de cela, il n’y avait pas une telle interdépendance de communication.

Au Japon, le zen s’est transmis pendant 700 ans, 700 ans en Chine, 700 ans en Inde, 50 ans en Europe.